Le monstrueux et les figures de l’étrange chez Lewis Carroll et Andersen

A travers cet article, on repensera l’idée de « monstre » et de « monstruosité » dans son sens étymologique lié au regard d’autrui : « la chose vue ». On s’interrogera toujours sur le rapport entre le monstre et l’enfance, mais cette fois à travers la littérature. On considérera tout ce qui appartient au domaine de l’étrange, de l’étranger à soi, à la norme comme symptôme de monstruosité. Finalement, c’est davantage un sens un peu galvaudé du monstre comme figure de l’autre et de la cruauté qui sera l’objet de notre article. On laissera de côté la première acception du terme plus directement liée à un imaginaire codifié de l’horreur. Le choix de Lewis Carroll et Andersen se justifie par le fait qu’ils comptent parmi les plus grands auteurs de la littérature dite « pour enfants ». En effet, dans les deux cas, l’enfant est un public privilégié. Lewis Carroll destine son œuvre à Alice Liddell qui en devient l’héroïne éponyme et Andersen écrit des contes. Néanmoins, c’est l’ambiguïté des récits qui nous intéressera particulièrement en ce qu’ils questionnent la quête de l’identité. Qu’est-ce qu’être monstrueux ? Est-ce qu’on est monstrueux d’abord aux yeux des autres ou pour soi-même ? Ai-je en moi un monstre que je ne connais pas ?
 

On distinguera deux formes de monstruosité chez chacun des écrivains. Lewis Carroll s’interroge avant tout sur un monde intérieur. Tout se déroule dans un rêve et les métamorphoses visibles des personnages sont les reflets des transformations d’un moi profond. Andersen étudie le plus souvent un processus social de déshumanisation. Dans Alice, c’est la conscience d’être étranger à soi-même qui se matérialise. Dans les contes d’Andersen, une exclusion réelle qui mène à une perte d’identité et d’humanité. Nous commenterons toute une série d’exemples pour analyser ces figures du monstrueux. Chez Lewis Caroll, il y a un événement déclencheur de l’étrange. Lorsqu’Alice tombe longuement dans le terrier du lapin blanc cela ressemble à une chute originelle telle que celle des premiers hommes déchus du paradis. Dans l’univers d’Alice, le vrai monde celui du récit initial : « Alice sur la berge à côté de sa sœur », est celui du réel tangible et rassurant, une sorte de paradis terrestre tellement prévisible qu’on s’ennuie qu’il ne s’y passe rien. Lorsqu’elle s’endort sur le livre de sa sœur « qui ne contient ni images, ni dialogues », Alice entre dans son monde intérieur et onirique. C’est dans cet univers ci, qu’il lui est permis de suivre le lapin blanc dans une quête de son propre moi et que surgissent des tas d’images monstrueuses. 

Chez Andersen, le monstre est à la fois le personnage exclu, déchu de son humanité et l’oppresseur cruel. Le terme monstre est à entendre de deux manières : être regardé comme étant autre et étranger et être soi-même d’une cruauté inhumaine. Le personnage « monstrueux » est à la fois celui qui, sous des apparences humaines, fait preuve de monstruosité et aussi celui qui est la victime cruellement exclue et destituée de son appartenance sociale à l’humanité. Tout est question de point de vue. Le héros est jugé monstrueux à cause de sa différence. Ceux qui le jugent sont monstrueux parce qu’ils sont cruels et qu’ils n’hésitent pas à piétiner ceux qui ne sont pas comme eux. Ainsi, dans La Petite Fille aux allumettes, les passants indifférents sont monstrueux, mais la petite fille est elle aussi déshumanisée. Les allumettes sont finalement les seules à la rattacher au monde des hommes, à la lumière. Ses vêtements sont abîmés, elle perd ses sabots, il n’est plus rien pour lui permettre de faire partie de la société. Le contraste entre elle et les autres est d’autant plus violent à la période de Noël. Aucune charité chrétienne ne vient rendre son droit d’exister à la petite fille qui imagine alors l’intérieur d’une maison. L’opposition « intérieur », « extérieur » renforce cette dénonciation de l’exclusion sociale en allant jusqu’à montrer sa plus funeste finalité : la mort. 

Chez Lewis Carroll, la monstruosité des personnages est plus effective et directement visible. Par exemple, Alice subit de multiples métamorphoses en grandissant et rapetissant. Certaines parties de son corps s’allongent. Ces transformations monstrueuses ont toujours pour but de lui permettre de trouver des solutions. Les prémisses de ces opérations sont les breuvages ou la nourriture portant les injonctions « bois-moi » ou « mange-moi ». Alice s’exécute car dans le monde merveilleux toutes les expériences deviennent possibles. Elle suit néanmoins quelques préceptes moraux, issus d’autres contes et lectures, qui lui reviennent en mémoire comme pour l’encourager. Elle vérifie qu’il n’y a pas le mot « poison » sur la bouteille « car elle avait lu plusieurs charmantes petites histoires où il était question d’enfants brûlés ou dévorés […] parce qu’ils n’avaient pas voulu se rappeler les conseils que leurs amis leur avaient donnés ». On note l’ironie de Lewis Carroll qui distancie son récit des contes et fables classiques en se moquant de leurs injonctions prescriptives inutiles face à la curiosité ingénue de l’enfant. Ce dernier doit expérimenter pour se connaître lui-même. 

Andersen se distingue aussi des codes de la littérature d’apprentissage en ce qu’il en fait l’objet d’une dénonciation sociale. Le concept du monstre aide à grandir. L’enfant doit se préparer à la série de transformations qui conditionnera sa vie. Il va devoir affronter un monde cruel, jonché d’obstacles, où tout ne se termine pas toujours bien. Ainsi pour Andersen, la métamorphose est souvent un moyen de transcender sa condition, de changer sa vie. Cette conception est intimement liée à sa propre existence. Il s’est toujours senti exclu, loin du raffinement des élites intellectuelles de son temps. Le vilain petit canard, par exemple, est une métaphore de l’ascension sociale conditionnée par le regard des autres. Au milieu des canards, la différence du petit cygne paraît inquiétante et monstrueuse alors qu’il est voué à les surpasser tous en beauté et en grâce. La monstruosité est ainsi présentée comme une apparence qui rend le personnage inadapté à son milieu. Andersen, utilise peu les ressources du merveilleux, il donne à voir des transformations réalistes pour mieux parler des vrais monstres du quotidien : les misérables, les déshérités, les incompris. Il est animé par une idéologie sociale très romantique. 

D’autre part, il suffit de regarder les illustrations de Lewis Carroll pour constater que ce n’est pas simplement l’anamorphose qui fait de ses personnages des monstres, mais aussi leurs expressions inquiétantes et leurs membres disproportionnés. La chenille fumant le narguilé, le sourire du chat sont autant de motifs monstrueux qui fonctionnent comme les avertissements d’un danger, peut-être celui de la folie qui guette Alice. Deviendra-t-elle comme le chapelier fou si elle demeure trop longtemps au Pays des Merveilles ? 

Comme nous l’avons vu, dans les contes d’Andersen, la monstruosité réelle vient des personnages négatifs sans cœur et sans pitié qui suppose que l’apparence d’un personnage positif est monstrueuse. L’auteur met en cause un certain conformisme qui consiste à exclure tous ceux qui s’écartent de la norme. Par exemple, dans Poucette, le hanneton qui l’emporte la trouve belle parce qu’elle est unique, mais les femelles hanneton ne sont pas de cette avis ; « Quelle misère ! Elle n’a que deux pattes et pas d’antennes. Elle est maigre et ressemble aux humains. Quelle est laide ! ». Ainsi, finit-il par la rejeter, victime de la pression sociale : « en entendant les autres, il finit par la croire laide et ne voulut plus d’elle ». Dans La Petite Sirène, c’est l’opposition entre le monde sous-marin et le monde terrestre qui symbolise l’ascension sociale. L’héroïne essaye d’atteindre le monde idéalisé des hommes jusqu’à en mourir. Les profondeurs marines ne sont qu’un simulacre du monde d’en haut, les hommes ne peuvent y subsister. La contemplation de ce qu’il y a au-dessus de la mer est une attente des jeunes sirènes. A quinze ans, elles ont l’autorisation de remonter à la surface. Cependant, certaines ont peur de ce monde merveilleux. Au même titre que des cieux, la terre est considérée comme un paradis par ceux qui vivent sous les eaux. Le corps anthropomorphe des sirènes est la marque de leur différence, de leur monstruosité qui les empêche de pouvoir s’élever jusqu’à la terre ferme. 

Finalement, le thème de la monstruosité semble être un moyen assez pédagogique de dénoncer l’exclusion ou de poser simplement des questions métaphysiques sur l’identité. Le monstrueux agit comme un support cathartique. On s’identifie au monstrueux, mais on reconnaît aussi la différence et l’écart à la norme comme une faiblesse dans un monde de cruauté. La société est monstrueuse dans sa manière d’écarter ceux qu’elle considère comme des monstres. Lewis Carroll nous amène plutôt à penser que « Je est un autre » et à nous questionner sur le monstrueux dans la construction de sa propre identité. Andersen nous montre que le monstrueux est avant tout une construction sociale par rapport à la norme prescrite et au regard de l’autre. « L’enfer c’est les autres », c’est eux qui font de moi le monstre que je suis. 


Nora A. 

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